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19 juillet 2015 7 19 /07 /juillet /2015 10:41

voici le document à l'origine de la conférence que nous avons tenue, Stephen Launay et moi, début juin au colloque IDEP à Créteil début juin 2015.

Hannah Arendt à la croisée des disciplines ? Une interprétation de son essai de la Révolution.

Stephen Launay et Jérôme Roudier

Mots clés : révolution ; métaphore (imagination) ; action ; autonomie du politique ; liberté.

Résumé : la pensée de Hannah Arendt ne peut être cantonnée à une discipline ; elle transgresse les disciplines pour pouvoir réfléchir aux situations politiques qui adviennent sans avoir de précédent. Or, son De La Révolution, le plus politique de ses ouvrages, ouvre une perspective de dépassement des spécialisations qui suggère une épistémologie des sciences sociales radicalement différente de celle des sciences dites dures.

1/ Argument

Hannah Arendt, penseur éponyme du LIPHA, a été profondément politique et politiste, ainsi qu’interdisciplinaire par vocation et refus de l’enserrement dans une discipline, en l’occurrence la philosophie. Certes, elle refusait de se qualifier de « philosophe » par modestie, mais aussi parce qu’elle voyait là l’imposition de traditions, surtout les traditions grecques antiques et allemandes. Son intention n’était pas d’étudier les textes seulement pour eux-mêmes (bien qu’elle se soit adonnée à cet exercice), mais de comprendre des situations qui faisaient signe vers une certaine définition du politique qui, justement, supposait une liberté de pensée qui impliquait une interdisciplinarité en quelque sorte naturelle.

Pour le montrer, nous avons choisi son essai de la Révolution car il est sans doute le livre le plus politique d’Arendt, en même temps que, paradoxalement, il est le plus oublié de sa bibliographie. Or, dans la démarche interdisciplinaire qu’il propose implicitement, il aborde à la fois divers aspects de la révolution américaine et des récits qui en sont donnés, mais il nous laisse discerner aussi le rôle de l’intellectuel dans la société et la mémoire qu’elle génère de son moment fondateur ; Arendt nous parlent donc de nous-mêmes en tant qu’observateurs des sociétés que nous étudions.

En effet, l’intellectuel (universitaire, écrivain ou autre écrivant) trouve sa légitimité, son existence réelle, dans la discussion qui permet d’établir et d’entretenir un espace public qui se justifie par la multiplication des points de vue, gage et expression de la liberté. Car, un événement une fois établi, il ne prend d’importance que par le sens qui lui est attribué, ce sens n’étant pas seul puisqu’il vit de se confronter aux autres points de vue, aux autres sens, constituant ainsi un espace de débat qui est un espace politique. Par conséquent, la philosophie, l’histoire, la science politique, la sociologie etc. ont en commun (moment hautement interdisciplinaire puisqu’il repère un ensemble commun) de contenir dans leur effort même de clarification, un aspect et une visée pratique qui touche essentiellement au politique. L’intellectuel, en donnant du sens à l’événement, à la situation, s’ouvre sur une intelligence de l’action qui lui permet, en quelque sort, d’exister ; ce qui est l’inverse même du nihilisme et de l’anti-politique de nombre de systèmes politiques (Arendt pensait à la fin du politique que représente le totalitarisme ; nous pouvons y ajouter les populismes qui en sont, en partie, des frères de substitution).

Hannah Arendt nous ramène alors à la signification des régimes politiques qui tiennent, certes, aux institutions qui les composent et à leur fonctionnement, mais aussi et surtout aux opinions qui sont émises à leur propos. Cela donne un sens commun qui, issu de la discussion publique définit la communauté politique. Ce qui donne lieu à une liberté entre égaux dont la complexité est l’envers même de « l’action directe » que le penseur espagnol José Ortega y Gasset opposait à « l’action indirecte » comme la barbarie à la civilisation. Or l’étude de fragments, pour le moins, de civilisation, n’est-il pas la tâche d’un travail qui mobilise, pour ce faire, les outils et les interrogations des disciplines les plus diverses ?

2/ L’interdisciplinarité interrogée

Pourtant, il est un autre aspect de la pensée arendtienne du politique que nous voudrions souligner à partir de l’Essai de la Révolution : son écriture, sa manière d’appréhender le politique est l’exemple même, non seulement de l’interdisciplinarité mais, par le naturel avec lequel elle traverse les disciplines, elle nous semble le paradigme d’un dépassement de l’interdisciplinarité elle-même, la « discipline » pouvant être vue comme une spécialisation extrême (cf. les remarques de Max Weber dans sa « Vocation de savant » de 1919, déjà) qui empêche d’élaborer, et de suivre l’élaboration du récit qu’une communauté politique donne d’elle-même et des mythes, nécessaires, qui en composent la trame.

De la révolution est particulièrement parlant à cet égard puisque la comparaison qui y est menée entre les révolutions en France et en Amérique afin d’éclairer la notion politique de révolution, mobilise des styles et des méthodes qui d’habitude sont considérés comme l’apanage de telle ou telle discipline.

Mais, c’est sans doute justement le terme même de « discipline » qui est mis à mal par la pensée d’Arendt. Si elle ne se veut pas « philosophe », elle n’en aborde pas moins, par ailleurs, la philosophie (Le Concept d’Amour chez Augustin ; La Vie de l’esprit) de manière « pure », pourrait-on dire ; mais, le politique fait l’objet d’un traitement à part ou particulier dans la mesure où il ne peut faire l’objet d’un traitement mono-disciplinaire. Car, si le politique peut faire l’objet d’une montée en idéal vers la contemplation, comme dans la philosophie classique, depuis au moins Platon, il n’en appartient pas moins à un domaine spécifique, celui de l’action, qui se distingue, d’ailleurs, de la production ou création (poïein ; voir La condition de l’homme moderne).

Or, pour donner une visibilité de la méthode employée par Hannah Arendt et de la dimension interdisciplinaire par nature de sa démarche, on peut remarquer son usage des métaphores et son utilisation du terme.

La métaphore est un problème et un indice pour la science. Comme l’a souligné Hans Blumenberg dans son essai Paradigmes pour une métaphorologie, Vrin, 2006 (première édition 1998 en allemand sous le titre Paradigmen zu einer Metaphorologie, l’emploi de la métaphore dans le discours scientifique, et en particulier philosophique, renvoie à un problème. Si la science, ou au moins un discours à visée scientifique, se caractérise par une formalisation rigoureuse, une argumentation précise, alors la métaphore devrait en être exclue. Dans une démonstration, l’image peut certes illustrer, mais elle ne peut se substituer sans danger à l’élaboration et la saisie du concept. De manière ironique et pétillante, Blumenberg propose d’examiner la notion de « vérité » et montre qu’au cours des siècles et des philosophies, la manière de l’expliquer et de la saisir est paradoxale : là où la philosophie entend faire du concept son outil central d’investigation, elle a recours à la métaphore (essentiellement de la lumière) pour caractériser « l’adéquation de l’idée avec la chose ».

Ainsi, la métaphore peut être considérée comme un indice : son emploi signale que le concept seul est peut-être insuffisant. A la lumière du mythe de la Caverne, qui explicite le schème de la ligne de la connaissance qui le précède (République VI), la métaphore peut être un simple outil pédagogique permettant un accès plus aisé, pour les esprits plus réfractaires à la dialectique pure de la raison, à ce qui doit être explicité. Néanmoins, la pédagogie peut ici être un subterfuge pour contourner le problème. Dans le cas du mythe de la Caverne, il s’agit de mettre en image une sorte de conversion qui dépasse de loin les capacités humaines ordinaires. N’est-on pas, dans ce cas, à la limite de la vision religieuse, c’est-à-dire sorti de la science ? De ce point de vue, tout usage d’une métaphore dans un texte à caractère scientifique peut être soumis à l’attention du lecteur. L’illustration n’est évidemment pas illicite, mais elle doit être considérée comme suspecte. Après tout, de toute manière, elle est utilisée pour attirer l’attention du lecteur : on n’illustre pas un point secondaire d’une argumentation. Sans forcément renvoyer donc à un détour contradictoire d’une argumentation qui contournerait une difficulté en recourant à un artifice, l’utilisation de la métaphore en science interroge le lecteur sur son usage et pas seulement son sens.

Hannah Arendt, dans De la Révolution, utilise à de nombreuses reprises le mot « métaphore ». Mieux, elle en donne deux utilisations essentielles dès les premières pages de son essai. A la fin de l’introduction, page 25 de l’édition « folio essais », Arendt indique ainsi, à propos de ce que nous nommons les « mythes fondateurs » (Abel et Caïn, Romulus et Rémus…) : « les premiers actes que notre tradition biblique et séculière ait enregistrés, qu’ils soient tenus pour légendaires ou passent pour des faits historiques, ont traversé les siècles avec cette force qu’atteint la pensée humaine dans les rares occasions où elle crée de puissantes métaphores ou des récits de portée universelle. »

Cette première citation ne concerne pas le discours scientifique. Bien au contraire, il s’agit pour Arendt de souligner la force de l’écriture poétique (sur laquelle elle conclura d’ailleurs son essai). A notre avis, il s’agit d’un avertissement : en bonne disciple de Heidegger, Arendt souligne que la philosophie n’est pas forcément la discipline majeure de la pensée humaine, et que cela se vérifie en particulier du fait que les mythes, ces métaphores filées, perdurent davantage à travers les siècles et marquent plus fortement les esprits que les démonstrations scientifiques. Clore son introduction et sa conclusion (Char et ultimement Sophocle) sur l’écriture poétique indique clairement que l’Essai, que la pensée rationnelle, que la science ne sont pas l’ultime mot de l’activité humaine qui consiste à tenter de saisir le monde et soi-même par ce qu’on appelle la pensée. Ce premier moment est capital, car par ce rappel, Arendt fait de son essai un « récit encadré » qui en limite la portée. Indubitablement, Arendt n’écrit pas de poésie. Elle déploie une pense caractérisée par l’usage de la raison, du bon sens. Néanmoins, elle se refuse à ignorer que d’autres, par d’autres méthodes et d’autres moyens, sont parvenus aux mêmes résultats qu’elle, voire même à des résultats plus profonds.

Cette métaphore du meurtre fratricide qui fonde la cité et la vie politique est immédiatement convoquée, dès la deuxième ligne du premier chapitre, page 27, pour un éclaircissement décisif : « la métaphore que je mentionnais et la théorie de l’état de nature qui énonça et fila cette métaphore au plan théorique… ». Arendt inverse d’entrée la position que nous avions imaginée au début de ce développement. La métaphore n’illustre pas la théorie, c’est la théorie qui « énonce et file » le mythe originel, qui contient donc en puissance toute la théorie, voire même toutes les théories. La métaphore est donc bien plus puissante et plus féconde que la théorie. Elle est le signe ici d’un impensé pour la théorie (l’homme est fondamentalement méchant envers ses semblables, quand bien même seraient-ils liés à lui par les liens du sang) qui se retrouve donc rabaissée. Au lieu d’expliquer la nature des choses, de démontrer rationnellement et inéluctablement la nécessité dans laquelle l’humain est inscrit en politique, la théorie n’est que la déclinaison d’un préjugé, d’une vision anthropologique, qui ne repose sur rien d’autre qu’une géniale intuition poétique. Dès lors, la Révolution (au moins pour les deux révolutions considérées, américaine et française) intéresse Arendt pour une raison capitale : elle ne procède pas d’un récit ou d’une vision, elles sont un surgissement et, surtout, contrairement aux théories, un commencement véritable, puisque lié à une action humaine.

La deuxième occurrence du terme est tout aussi significative. Arendt souligne, dans son analyse étymologique du terme au début du quatrième chapitre de la première partie, page 60 que : « Au contraire, le mot désigne manifestement un mouvement cyclique et récurrent ; c’est la traduction latine exacte de l’anakuklôsis de Polybe, terme d’astronomie employé métaphoriquement dans la sphère du politique. » Là encore, la métaphore permet à Arendt de souligner le paradoxe constitutif du terme. Alors que ce dernier renvoie jusqu’aux révolutions politiques de la fin du XVIIIème siècle à un retour à l’ordre originel des choses (cf la « glorious revolution » qui est en fait une « glorious restauration » p. 61), il désigne désormais une rupture politique, un nouveau commencement, voire même l’opération même de commencer quelque chose de nouveau en politique. Ce paradoxe ne peut se lever, selon l‘analyse d’Arendt, que si l’on comprend que l’objectif politique de toute révolution est la liberté et que la misère sociale en est l’obstacle, souvent insurpassable, qui la détourne de son cours politique. De ce point de vue, toute révolution politique est un mouvement vers la liberté et donc effectivement un retour, au moins théorique, à l’origine de tout contrat politique. En même temps, outre la question sociale, la question de la permanence de la liberté politique en-dehors du moment révolutionnaire est posée avec acuité, dans toute sa difficulté. L’ouvrage d’Arendt, de ce point de vue, vise donc à expliciter et éclairer la raison de l’évolution paradoxale de cette métaphore qu’est le terme « révolution ». Là encore, la métaphore est le signe de la complexité, de l’enchevêtrement des disciplines et des raisons.

On peut avancer à la lumière de cette citation que chez Arendt la métaphore est un signe particulièrement visible du moment où la science rencontre l’action humaine dans sa singularité, ce qui en politique revient à sa liberté, Arendt allant jusqu’à parler de « libre arbitre » p. 71, dans un passage où les deux termes sont associés (comme dans le célèbre chapitre XXV du Prince où Machiavel multiplie les métaphores, du fleuve pour la Fortune et de l’extinction de la lumière « spento » pour le libre-arbitre) : « les diverses métaphores qui montrent dans la révolution non pas une œuvre humaine mais un processus irrésistible, les métaphores du flot, du torrent, du courant, les acteurs eux-mêmes continuaient à les forger, eux qui, si grisés qu’ils aient pu être par le vin de la liberté dans l’abstrait, ne croyaient manifestement plus à leur libre-arbitre. » Ainsi, la métaphore est clairement désignée comme un moyen historique de signifier ce qui dépasse l’homme, ce qui l’entraîne. Il s’agit ici donc d’un topos classique, rendu célèbre par Machiavel mais sans nul doute employé depuis toujours. Face aux forces du destin ou de la foule, l’individu se sent « écrasé », « balayé » et n’a pas d’autres ressources que la métaphore poru exprimer ce sentiment. Reste qu’il ne s’agit pas d’une explication rationnelle ni d’une réflexion, mais bien d’une impression. Si la réflexion s’en mêle, comme chez Machiavel, on va au moins user d’une métaphore concurrente pour rendre à l’homme la possibilité de l’action.

La métaphore est le signe qui permet le départ de l’analyse politique d’Arendt. Avec elle, on est contraint de sortir de la philosophie abstraite, comme de la description historique. Ces deux disciplines restent bien entendu les deux sources principales de a réflexion, mais la métaphore est un objet qui leur échappe, ou plutôt l’utilisation de la métaphore fait signe vers un problème qui se situe au-delà des limites de ces deux disciplines. Ni illustration d’une théorie, ni objet de l’analyse de l’historien, la métaphore qui rend compte d’un phénomène humain doit être explicitée en utilisant les ressources des disciplines et en se maintenant à leur marge. La révolution n’est ni un phénomène historique pur ni un phénomène philosophique. Il faut même, c’est un des objets de cet essai, tenter d’en mesurer la portée proprement « politique ». Le passage qui va de la page 70 à la page 76 est capital pour l’équilibre de l’essai. Arendt utilise cet emploi de la métaphore pour signifier la distinction essentielle à ses yeux entre la Révolution française et la Révolution américaine. La première est un échec politique patent, qui s’achève par l’Empire puis la Restauration alors que la seconde atteint un certain nombre de ses objectifs politiques, notamment par la mise en œuvre d’une constitution assurant la puissance et la liberté. La première, malgré son échec politique, donnera lieu à la philosophie de l’histoire hégélienne puis marxiste alors que la seconde n’aura quasiment aucune analyse philosophique la prenant pour modèle. La première échoue à cause de la misère sociale qui oblitère naturellement toute considération politique pure (elle le rappelle avec la métaphore du « torrent des pauvres » page 172) alors que la seconde réussit parce que le continent qui la voit naître permet à ses habitants des formes de prospérité inédites en Europe et dans le monde, et donc permet la prise en compte du problème de la liberté du citoyen et de sa participation à l’espace public comme un plaisir et non une nécessité. (Le problème de l’esclavage est d’ailleurs finalement assez peu analysé par Arendt). La thèse centrale d’Arendt, que nous venons de résumer rapidement, est ainsi adossée à une métaphore centrale, désignant la puissance de la force biologique de la misère. Sa proposition intellectuelle, à partir de là, consiste à mettre à jour le caractère puissamment métaphorique des discours des « révolutionnaires professionnels » essentiellement d’obédience marxiste à l’époque, pour montrer qu’ils se fourvoient en pensant à la réalité rationnelle du « matérialisme historique » et de ses dérivés. La métaphore révolutionnaire issue de la Révolution française est puissance car fondée sur un réel horrible et inacceptable : la misère. Par contre, à ses yeux, elle est absolument non politique. La misère n’est pas un problème politique qu’une révolution peut régler, mais un problème économique et administratif. Par essence, donc, une « révolution sociale », n’ayant pas pour objet la liberté mais, par exemple, la répartition des richesses (ce qu’Arendt considère d’ailleurs comme légitime et primordial), n’est pas une révolution politique. En mêlant les deux, la Révolution française a fait la démonstration, par son échec, de l’impossibilité de la chose. Il est amusant et révélateur de noter que personne n’eut l’idée d’utiliser des métaphores pour évoquer la Révolution américaine.

On peut ici se contenter de signaler que les autres métaphores désignées par Arendt renvoient systématiquement à des problèmes importants, toujours objets de controverses et d’analyses pour les historiens de la philosophie. Ainsi, page 114, elle souligne que la « volonté générale » de Rousseau, reprise littéralement par Robespierre lors de l’instauration de la Terreur, est une métaphore d’un genre particulièrement problématique puisque : « Rousseau prenait sa métaphore d’une volonté générale suffisamment au sérieux et littéralement pour concevoir la nation comme un corps mû par une volonté unique, comme un individu peut, lui aussi, changer de direction à tout moment sans perdre son identité. » Robespierre, comme Rousseau, oublie qu’une métaphore n’est qu’une image. En tentant de la réaliser, il commet une erreur méthodologique et philosophique, une erreur de raisonnement et de bon sens qui mène à la catastrophe politique que l’on sait. Plus loin, page 160, elle souligne l’appétence des historiens pour l’utilisation de la métaphore de l’accouchement pour « décrire et interpréter les révolutions », y compris et surtout Marx. Elle leur oppose les acteurs, qui préféraient, selon elle, les métaphores tirées du théâtre avant d’analyse celle de la « personna ». Là encore, la concurrence entre ces métaphores fait signe vers une opposition entre des positions inconciliables et profondes. Ici, Arendt veut montrer que la métaphore bioogique renvoie à une vision non politique mais sociale de la Révolution alors que celle du théâtre est proprement politique, le citoyen, considéré du point de vue d’une personne juridique, étant une sorte d’acteur politique de l’individu.

A partir du chapitre III, il n’est plus question de métaphore, pas avant la conclusion. De fait, une fois posé la fécondité et le caractère problématique de l’emploi de la métaphore, une fois la métaphore du fleuve explicitée et placée en-dehors du champ strict de l’analyse politique, Arendt n’a plus de raison d’en faire et, déployant son analyse propre, ne veut évidemment pas recourrir à ce procédé. La clôture de son texte par un retour à la métaphore et à la poésie permet donc de situer sa méthode : pour elle, la métaphore est le signe d’une limite, d’un problème. Elle ne saurait être un recours qu’une fois l’analyse épuisée. En employant la métaphore, le penseur rationnel, le scientifique, ne se permet pas un détour, une pause, une illustration. Il s’accorde une facilité dangeureuse, qui peut être le signe d’une limite dans son système. La métaphore n’est donc pas le lieu de l’interdisciplinarité lorsqu’on l’utilise, mais bien l’objet d’une analyse interdisciplinaire nécessaire lorsqu’on la rencontre chez d’immenses penseurs (comme Marx, Rousseau…) qui n’auraient pas dû y avoir recours.

3/ L’intellectuel

Il faudra, alors, revenir, au rôle que Hannah Arendt assigne à l’intellectuel car nous sommes ici au cœur de l’usage de l’interdisciplinarité en tentant de cerner la conception pratique, en action, que se fait le producteur et usager de l’interdisciplinarité. Nous verrons alors que l’Essai sur la Révolution souligne l’importance de l’imagination pour pouvoir comprendre ce qui se passe, en reconstituant le récit des origines comme un outil de critique de la société existante (la société américaine, en l’occurrence).

L’imagination, en effet, distincte de l’utopie, constitue une approche à la fois critique des mythes politiques en même temps qu’élaboratrice et productrice de ces mythes ou d’autres mythes de substitution, mais assumés comme sens commun qui fait vivre la communauté en tant que politique. L’imagination permet, en même temps, de conserver une distance à l’égard de ce récit (des mythes).

Elle fait donc signe vers l’interdisciplinarité, ou vers son dépassement, puisqu’elle libère l’esprit du carcan scientiste qui habite les disciplines lorsqu’elles sont fermées sur elles-mêmes.

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  • Enseignant à l'Université catholique de Lille
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