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24 mars 2013 7 24 /03 /mars /2013 00:48

J'ai terminé dans l'après-midi le livre de ma collègue Zineb majdouli sur les Gnawa, une classe sociale tout à fait originale du Maroc.

J'emploie classe sociale à dessein. Ils ne semblent pas constituer une ethnie à part entière, même s'ils se revendiquent d'être les descendants, à tout le moins spirituels, des noirs qui furent emmenés en esclavage au Nord de l'Afrique.

Le livre est passionnant. Zineb nous raconte son immersion dans les mondes des Gnawa. D'une part au Maroc, où ils sont et ils furent avant tout une population en marge de la société, tournée vers un Islam peu orthodoxe puisque faisant la part belle aux rites de possession. En marge de la religion, donc, mais aussi en marge de l'économie, puisqu'ils furent longtemps des parias, musiciens mendiants et possesseurs d'un savoir craint.

De fait, les Gnawa sont avant tout une communauté de musiciens qui pratiquent des rituels visant à soigner les "possédés" en les accordant, via une transe, avec les esprits. 

Dans un premier temps, donc, le livre de Zineb Majdouli est avant tout une aventure ethnographique, une plongée dans un monde sympathique (la violence est exclue et les rituels de possession menés avec une visée thérapeutique assumée : le client ne doit pas souffrir et se blesser).

L'ouvrage prend une toute autre ampleur avec le problème de la médiatisation et de l'accès de certains musiciens gnawa à la notoriété. Depuis la fin des années 1990, ils sont l'objet d'une reconnaissance officielle, aussi bien au Maroc avec le festival d'Essaouira qui leur est consacré qu'en Europe où ils font des tournées. De ce fait, Zineb s'est intéressée à ce que cette mutation engage d'interrogations entre une pratique rituelle formalisée et déjà scénographiée mais limitée au strict champ de la maison et de la famille élargie, dans un cadre religieux et thérapeutique et la transformation de cette tradition dans ce que l'on nomme les "musiques du monde".

Les Gnawa sont donc à la confluence de trois problématiques : ils sont les descendants d'esclaves et figurent le paria vis à vis de la société marocaine traditionnelle ; ils possèdent un rituel propre qui se revendique de l'Islam et a été toléré voire valorisé pendant des siècles ; ils ont accédé à la mondialisation économique par la reconnaissance de leur culture musicale.

De l'analyse de Zineb Majdouli, que je vous laisse découvrir dans le détail, je retiendrai un thème, un concept, un schème qui me paraît très intéressant.

Pour expliquer le positionnement des gnawa dans la société marocaine, Zineb utilise le concept de liminarité. Celui-ci désigne une situation ambivalente, où le groupe fait partie du groupe dominant tout en étant mal vu, exclu par les "honnêtes gens", mais également craint...

Je pense qu'il y a là une manière intéressante de nommer ce phénomène connu de toute société qui consiste à se donner un "étranger de l'intérieur", un potentiel "ennemi intérieur", à la fois suffisamment effrayant pour pouvoir cimenter le groupe social majoritaire et rassurant car incapable de réellement troubler l'ordre établi et les hiérarchies sociales. En plus de ce terme et de la démonstration, j'ai été surpris par un fait, me semble-t-il, remarquable. Il se trouve que les Gnawa sont depuis fort longtemps, presqu'un millénaire, dans cette situation. Ils l'ont parfaitement intégrée, semble-t-il, et se considèrent eux-mêmes en marge de la société dominante, détenteurs d'une tradition originale. Or, dans leurs rapports à la scène musicale à laquelle ils participent, ils se comportent très majoritairement toujours de cette manière, marquée par la liminarité. Ainsi, la plupart d'entre eux sont très gênés de jouer des morceaux de la partie la plus sacrée de leurs rituels en public. Ils déploient dès lors une rhétorique assez floue et semblent gênés. Même leur reconnaissance en temps que musiciens les embarrasse car eux-mêmes ne se conçoivent pas comme tels d'un point de vue traditionnel. Le musicien gnawi est finalement un apprenti sur le chemin de la connaissance et de la maîtrise parfaite du rituel qui aboutit à la transe. Lorsque les grands maîtres déploient leur art scénique, ils le font avec aisance puisque dans les deux cas, ile xiste une partie spectaculaire, mais ils s'imposent des limites et semblent finalement partagés entre la nécessité de la scène et de la reconnaissance moderne et leurs responsabilités traditionnelles. Le débat sur la transe, dont on ne sait jamais si elle est simulée ou non quel que soit le contexte, en est un aspect visible et spectaculaire. Néanmoins, le plus passionnant à mes yeux réside dans ces scrupules, ces hésitations. Certes, un rituel de transe, de possession, ne saurait être pris à la légère. Faut-il représenter ces moments en-dehors du cadre rituel reste un problème majeur, que toute religion un tant soit peu organisée peut rencontrer. Maisil me semble finalement, à la lecture des analyses et des recensions de Zineb Majdouli, que la liminarité est devenue une seconde nature chez les Gnawa. Finalement, on dirait qu'ils se comportent comme si sortir de leur condition sociale si particulière et accéder à une reconnaissance "normale" était à la fois leur souhait le plus cher et la perte de leur identitié.

J'ai tendance à penser qu'ils n'ont pas tord. Perdre leur liminarité, en un sens, c'est perdre leur mystère. Rentrer dans la lumière des musiques du monde, c'est perdre une partie du sacré. Après tout, s'il existe des messes musicales jouées depuis fort longtemps, l'eucharistie reste une opération qui ne sort pas des Eglises et qui ne peut faire l'objet d'un spectacle, en tout cas pour un prêtre. L'intérêt de ce livre consiste donc à nous donner à suivre la sortie d'une confrérie du statut de paria à la reconnaissance, y compris au Maroc. Tout l'enjeu est de savoir si cette évolution va produire une dilution des Gnawa dans la société marocaine, s'ils vont devenir assimilables et si, par ce mouvement, ils ne vont pas disparaître comme confrérie religieuse pour ne subsister que comme musique originale. On en est encore loin, bien évidemment, mais Zineb Majdouli montre bien, par les liens qu'elle souligne entre notoriété européenne et notoriété locale, à quel point un mouvement fort est amorcé, qui destabilise les acteurs dans la conception qu'ils ont d'eux-mêmes.

Pour ma part, je trouve qu'il s'agit ici d'un ouvrage important car il permet, par comparaison, de penser ce qui peut se produire lorsqu'une minorité parvient à la lumière par un processus exogène à celui de sa société d'origine.

En tout cas, au prochain concert de musique Gnawa, je serai aux premières loges !!!!

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  • : Ce blog propose des réflexions à partir de mon expérience d'enseignant-chercheur à l'Université Catholique de Lille. Il prend son titre de Machiavel, objet de ma thèse. email de contact : jerome.roudier@univ-catholille.fr
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  • Enseignant à l'Université catholique de Lille
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